Lors de sa leçon inaugurale le 2 février dernier, Lydéric Bocquet, directeur de recherche au CNRS, a dévoilé les grands axes de son sujet de recherche : la mécanique moléculaire des fluides et ses principaux champs d’innovation, notamment dans les domaines de l’eau et de l’énergie. Explications.

Votre recherche s’articule autour de la nanofluidique. Que signifie ce concept​ ​?

La nanofluidique est la science des flots moléculaires. Elle s’intéresse à la façon dont s’écoulent les fluides - comme l’eau - lorsqu’on les oblige à passer dans des canaux de taille moléculaire (à l’échelle du nanomètre, un milliardième de mètre). La nature regorge d’exemples de ce fonctionnement : les canaux d’aquaporines dans le rein pour filtrer l’eau, les canaux ioniques situés dans le cerveau et stimulables pour les fonctions neuronales… Ce sont de formidables machines qui dépassent tout ce que l’on sait réaliser artificiellement, en termes de complexité et d’efficacité des fonctions réalisées.

La nanofluidique vise à comprendre ces observations ?

Exactement. Nous développons des théories et des expériences pour comprendre comment s’écoulent les fluides - mais aussi les ions - dans des canaux dont la taille atteint quelques molécules seulement. Nos axes de recherche concernent l’interface entre la dynamique des fluides et le monde quantique (qui décrit les propriétés de l’infiniment petit). Nos travaux récents ouvrent de multiples pistes pour moduler les flots (« écoulement » des fluides) par des effets quantiques, avec notamment la possibilité d’une forme d‘ingénierie des écoulements dans certains matériaux que nous sommes en train d’explorer. Il y a ainsi un chemin court entre la science fondamentale et l’innovation de rupture, et les propriétés nanofluidiques offrent des solutions inattendues pour de multiples applications : l’énergie bleue, le dessalement, la purification des eaux…

La nanofluidique entraine ainsi des répercussions dans de nombreux champs technologiques…

L’énergie osmotique est, par exemple, une expression très concrète de ce lien entre science fondamentale et applications. Cette énergie convertit en électricité les gradients de salinité entre eau de mer et eau de rivière. Les propriétés remarquables mises en évidence par la nanofluidique ont montré que certains matériaux (dioxyde de titane, céramiques) permettent de convertir ces différences de salinité en énergie électrique, avec une efficacité bien plus grande que les approches existantes. Les expériences réalisées aux nanoéchelles ont permis de décortiquer les mécanismes physiques sous-jacents. Ce sont eux qui ont constitué le cahier des charges pour la mise au point d’une vraie technologie, implémentable à l’échelle industrielle.

Ce chemin vers l’industrialisation, vous l’avez réalisé en fondant, en 2015, la startup Sweetch Energy ?

Nous avons, pour cela, collaboré avec des entrepreneurs remarquables : Pascal Le Mélinaire, Bruno Mottet et Nicolas Heuzé. En quelques années, l’expérience de laboratoire s’est transformée en un vrai système industrialisable pour l’énergie osmotique. Sweetch Energy va installer un pilote industriel sur le Rhône en 2024 en collaboration avec la Compagnie Nationale du Rhône ; et développer également des projets industriels avec EDF hydro. 

L’accès à l’eau est devenu un défi gigantesque, y compris dans nos pays industrialisés. Récemment, nous avons breveté une technologie très innovante pour le dessalement, basée sur un phénomène nanofluidique inattendu.

Avez-vous déposé des brevets pour cela ?

L’accès à l’eau est devenu un défi gigantesque, y compris dans nos pays industrialisés. Récemment, nous avons breveté une technologie très innovante pour le dessalement, basée sur un phénomène nanofluidique inattendu. En quelques mots, on utilise des tensions électriques de l’ordre de la dizaine de volts pour induire le dessalement, alors que les technologies usuelles utilisent des pressions énormes, de 50 à 70 atmosphères.  

A ce stade, nous avons réalisé une première mise à l’échelle où nous pouvons filtrer des verres d’eau, et bientôt beaucoup plus. C’est une preuve de principe et nous allons nous attacher à rendre cette technologie accessible au plus grand nombre. 

Vous évoquez votre volonté d’agir, notamment face aux changements climatiques…

Je suis convaincu que la science fondamentale peut et doit agir face à ces bouleversements. On le doit à nos enfants ! Au fil des discours dans les médias, j’entends assez peu de choses sur l’implication de la science fondamentale et la façon dont celle-ci peut contribuer, de façon majeure, à alléger les contraintes de la transition environnementale. On y parle de technologies existantes, mais il faut aller plus loin. La science fournit une multitude d’atouts qu’il faut mettre en œuvre en termes d’innovation. L’accélération est littéralement vitale, pour aller au plus vite jusqu’à l’industrialisation. 

Il faut une concorde entre recherche, innovation, et industrialisation. Mon message ? Embarquez les chercheurs dans ce cheminement, utilisez la puissance de la recherche fondamentale !

Dans votre parcours, vous semblez naturellement faire cohabiter recherche fondamentale et innovation. Quand et pourquoi avez-vous lié ces deux démarches ?

C’est a priori paradoxal. D’un côté, la recherche fondamentale cherche à comprendre la nature qui nous entoure jusque dans ses tréfonds moléculaires, avec toute la rigueur de la méthode scientifique et l’abstraction mathématique requise. Avec l’absence, revendiquée, de finalité applicative identifiée, autre que celle de comprendre. De l’autre, il y a l’application des découvertes scientifiques pour essayer d’impacter le monde qui nous entoure. L’échelle est radicalement différente.
En tant que chercheur, j’ai vécu cette frustration de ne pas transformer les découvertes de laboratoire en innovation technologique. Il y a un fossé entre le chercheur qui découvre un phénomène et l’industriel qui pourrait l’utiliser dans une nouvelle technologie. Je me suis longtemps interrogé sur la façon d’exploiter au plus vite les découvertes de la science fondamentale des laboratoires. Il faut une courroie de transmission, une adaptation d’impédance comme on dit en physique, entre ces deux mondes. 

Comment imaginer cette courroie de transmission ?

J’ai créé en 2018 une entité dans mon laboratoire, une « spin-in », dirigée actuellement par une ingénieure Lucie Ries, qui s’occupe de la partie innovation et valorisation. En s’inspirant de la recherche fondamentale de l’équipe, on y développe des innovations sous l’angle technologique. On dépose des brevets, on collabore avec des industriels. C’est un outil, concret et efficace, pour faire communiquer ces deux mondes, tout en préservant à chacun sa finalité propre. 
Le deuxième outil - extrêmement puissant - ce sont les startups, à l’image de Sweetch Energy. La technologie est au cœur de leur combat et leur objectif affiché est de réussir, à terme, l’industrialisation des découvertes. Elles sont capables de rassembler des moyens financiers et humains et de les concentrer de façon extrêmement efficace sur les points bloquants. Elles ont cette forme d’arrogance bénéfique de savoir réinventer le monde. Un talent pour faire table rase. Foncer et reconstruire.

Recherche et innovation vous semblent-elles désormais consubstantielles ?

Absolument. Je suis convaincu qu’il faut une concorde entre recherche, innovation, et industrialisation. Sans l’industrie, la transition environnementale ne se fera pas. Il va falloir prendre des risques, sortir du progrès incrémental sur la décarbonation, l’énergie…. Mon message ? Embarquez les chercheurs dans ce cheminement, utilisez la puissance de la recherche fondamentale ! 
Il faudrait un projet majeur dans ce sens, à l’échelle européenne. Une sorte de CERN de la transition environnementale, à l’interface entre science fondamentale et innovation. Un centre regroupant les meilleurs scientifiques associés à des ingénieurs, travaillant sur des défis identifiés et couplant par construction recherche fondamentale et innovation. 

Vous êtes titulaire de la chaire Innovation technologique Liliane Bettencourt au Collège de France, créée en 2006 pour rapprocher, justement, recherche et innovation. Comment envisagez-vous cette mission ?

Cette chaire est un formidable vecteur pour transmettre ces messages. Elle œuvre à accélérer une réconciliation entre le monde de la recherche et celui de l’innovation. Il y a un appétit pour la créativité en France, et il s’exprime par ces liens forts entre recherche fondamentale et entrepreneuriat. Avec la leçon inaugurale et les cours qui suivent, je m’engage complètement dans cette mission. J’ai envie de transmettre ce que j’ai appris. Dans le champ scientifique nouveau qui est le mien, enseigner la recherche en train de se faire, le précepte au cœur de la mission du Collège de France. Mais également dans la démarche d’innovation et les champs des possibles qu’elle peut ouvrir. Et, finalement, témoigner que la recherche fondamentale est vraiment au cœur battant de la société.

À lire aussi :

Recevez notre newsletter !

En vous inscrivant à notre newsletter, vous acceptez notre politique de protection des données personnelles.