Présidente-directrice du musée du Louvre, Laurence des Cars est la Présidente du jury de l'édition 2023 du Prix Liliane Bettencourt pour l’Intelligence de la Main.

Que signifie pour vous cette invitation à présider le jury du Prix Liliane Bettencourt pour l’Intelligence de la Main® ? Comment l’interprétez-vous ?

La présidence du jury du Prix Liliane Bettencourt pour l'Intelligence de la Main® est d'abord un très grand honneur pour moi. C’est également une grande joie. Je suis très touchée de succéder à Jean de Loisy, quelqu'un pour qui j'ai beaucoup d'admiration. J'étais ravie de guider les débats, entre des personnalités de très grand talent. Nos échanges ont été riches et passionnants. 

C'est enrichissant pour moi d’échanger autour de questions qui me tiennent à cœur puisqu’au fond, je prends cette présidence aussi comme un symbole du lien qu'il peut y avoir entre les métiers d'art et les musées. 

Le Louvre, évidemment, a des collections d'objets d'art absolument extraordinaires et parmi eux des chefs d'œuvre absolus qui viennent précisément de techniques souvent anciennes, qui ont traversé les siècles et qui sont toujours aujourd'hui pratiquées par des artisans d'art. Nous avons au Louvre des ateliers, que nous appelons muséographiques, auxquels je suis très attachée et où travaillent une centaine de personnes. Je les ai remis à l'honneur dans la nouvelle organisation du Louvre, parce que nous sommes un lieu de transmission de savoir-faire. Le patrimoine, ce n'est pas simplement le passé, c'est bien sûr continuer le passé, mais c’est aussi et surtout le transmettre, le regarder à nouveau avec les sensibilités d'aujourd'hui. 

Ce sont des questions qui me touchent de près professionnellement et personnellement parce que je pense qu'elles sont au cœur de nos sociétés et de l'expression artistique.

Le Prix Liliane Bettencourt pour l'Intelligence de la Main®

Depuis sa création, ce concours ouvert aux professionnels des métiers d’art a consacré le talent de 127 personnalités, dans des domaines très divers, dont les réalisations illustrent et mettent en évidence l’Intelligence de la...

Que vous évoquent personnellement ces métiers ?

Les métiers d'art m'évoquent d'abord la passion, l'engagement, parce que ce sont des métiers que l’on exerce par choix. Un choix qui est parfois difficile. Et puisque certaines filières connaissent des difficultés, c’est important de les remettre à l'honneur publiquement. Il y a aujourd'hui une grande politique publique engagée par le ministère de la Culture pour les soutenir. C'est une bonne chose. Je fais partie des gens qui questionnent beaucoup cette limite entre métiers d'art et expression artistique. 

Je vois dans les collections du Louvre, des objets d'artisanat. Si on se réfère à l'Égypte ancienne, je pense à une merveilleuse petite chaise égyptienne qui est dans nos collections et qui vient d'une tombe ; elle est aussi belle qu'un chef d'œuvre de la Renaissance. C'est ce que dit le musée du Louvre également. Au fond, on parle d'égalité, parce que les deux objets, l'objet égyptien et l'œuvre de la Renaissance peuvent vous toucher de la même façon parce qu’ils sont le fruit d’une expression fondamentalement humaine. Il y a un humanisme derrière les métiers d’art, c'est précisément ce qui relie l'objet, l'artisanat et le très grand chef d'œuvre. Ce sont des domaines qui me touchent profondément, au même titre que l'expression artistique au plein sens du terme.

Aviez-vous conscience, avant ce premier jury, de la richesse et de la contemporanéité de ces métiers ?

Oui, je me suis toujours attachée à ce côté très contemporain des métiers d’art. Je fais partie des gens qui pensent que le passé ou le très ancien, précisément l'expression artistique d'il y a plusieurs siècles, peut nous toucher. Je ne crois pas qu'il y ait de rupture temporelle. L'émotion est de toutes les époques. Elle nous appartient quand nous regardons les œuvres. Donc au fond, je pense que ces métiers sont terriblement contemporains. Ils se connectent également à une forme d'écologie du patrimoine à laquelle je suis très sensible. Ce sont des métiers qui sont très respectueux des matières, des matériaux, des gestes ancestraux qui se transmettent souvent de génération en génération. Donc quelque chose qui peut paraître très simple, loin de l'industrialisation évidemment, et pour autant, qui se nourrit de l’époque et de la recherche. On le voit d’ailleurs dans certaines des récompenses attribuées par la Fondation. Il y a quelque chose qui reste très près de la matière, de la nature, et cela nous touche aujourd'hui. C'est une question d'actualité cruciale. Pour cette raison, je trouve que les métiers d'art sont un enjeu profondément contemporain. 

C'est aussi un enjeu de transmission à la jeunesse qui consiste à dire : ces métiers sont là pour vous aussi, vous qui vous tournez vers l'apprentissage, qui n'avez pas envie de vous embarquer vers des études « académiques » comme on dit et qui n'avez pas de goût pour ça. Au contraire, allez vers ces métiers, qui sont ceux de la main, de l'intelligence de la main, mais de l'intelligence du cœur aussi et de l'esprit, et vous serez au plus juste de vos envies mais aussi d'une quête de l'époque, une quête de sens, de justesse et du geste de création. Vous y trouverez peut-être votre équilibre personnel et au fond, vous serez fier d'exercer ces métiers. Et donc ça, c'est merveilleux si on peut l'accompagner.

  • "Laissez entrer le soleil", l'œuvre primée du tourneur sur bois Pascal Oudet, lauréat Talents d'exception du Prix Liliane Bettencourt pour l'Intelligence de la Main 2023.
    © Julie Limont pour la Fondation Bettencourt Schueller
  • Pascal Oudet, tourneur sur bois et lauréat Talents d'exception du Prix Liliane Bettencourt pour l'Intelligence de la Main 2023.
    © Julie Limont pour la Fondation Bettencourt Schueller
  • Géoverres dans l'atelier de Lucile Viaud, designer, et Aurélia Leblanc, tisserande, lauréates Dialogues du Prix Liliane Bettencourt pour l'Intelligence de la Main 2023 pour leur travail de tissage de verre.
    © Julie Limont pour la Fondation Bettencourt Schueller
  • "Pêche cristalline", l'œuvre primée de Lucile Viaud, designer, et Aurélia Leblanc, tisserande, lauréates Dialogues du Prix Liliane Bettencourt pour l'Intelligence de la Main 2023.
    © Julie Limont pour la Fondation Bettencourt Schueller
  • Artisan travaillant sur un métier à tisser, dans le centre de formation de Lainamac, lauréat Parcours du Prix Liliane Bettencourt pour l'Intelligence de la Main 2023.
    © Julie Limont pour la Fondation Bettencourt Schueller
  • Pièce de laine brute dans le centre de formation de Lainamac, lauréat Parcours du Prix Liliane Bettencourt pour l'Intelligence de la Main 2023.
    © Julie Limont pour la Fondation Bettencourt Schueller

Les préoccupations des candidats sont liés à l’époque ; avez-vous ressenti des tendances ?

Ce qui est très frappant dans les candidatures qui ont été reçues, c'est cette intention liée aux questions fondamentales de l'époque et au rapport à la nature. Le changement climatique en premier lieu, et très clairement notre réaction et notre adaptabilité face à ce changement climatique, à la préservation de la biodiversité et à l'utilisation de ressources naturelles. Les projets que nous avons vus ne sont pas réalisés dans un but d'épuisement de ces ressources naturelles, mais plutôt dans une économie, une écologie qui permet précisément de préserver la biodiversité et un renouvellement permanent de ces ressources. Les propositions sont très pensées, très mesurées. 

Enfin, l'immense majorité des candidatures reçues proposaient des gestes qui tiennent compte de ce nouveau rapport à la nature et qui proposent, chacun ou chacune à leur manière, des réponses. Et ça, c'est très frappant. Cela a vraiment dominé les candidatures de cette édition.

Ce prix est un véritable label d’excellence ; était-ce compliqué de nommer les lauréats ?

Je voulais saluer la qualité des candidatures. J'ai été frappée par les dossiers parfaitement construits avec des objets et des réalisations incroyables, magnifiques. Vraiment, c'est de très haut niveau. C'est touchant, mais c'est plus que ça. Bravo à tous les candidats. 

Les débats au sein du jury étaient très nourris, mais nous sommes très vite tombés d’accord. J'étais très soucieuse, en tant que présidente, de ne pas avoir à forcer la main des membres du jury. J'aime le débat, j'aime l'échange et j'ai été servie parce que c'était un débat serein. Il y a eu un consensus sur les trois prix. Nous avons tous senti, à un moment donné, qu'il y avait, dans chacune des catégories, une candidature qui se dégageait, qui était plus complète, plus satisfaisante à tous points de vue et qui s'imposait. Mais pour autant, je veux vraiment souligner la qualité des candidatures et encore une fois la grande sérénité et la grande richesse de ces échanges.

Laurence des Cars présente le palmarès du Prix Liliane Bettencourt pour l'Intelligence de la Main

Comment en analysez-vous la portée ?

Être lauréat du Prix pour l’Intelligence de la Main® change la vie. Aussi bien pour les individus que pour les structures ou associations récompensées. Le bilan du prix depuis sa création est très positif ; c'est un moment décisif dans une carrière, dans une trajectoire professionnelle ou dans le développement, précisément, d'une filière. C'est pour cela que le jury prend le temps d'échanger ; nous savons que nos décisions sont importantes. Naturellement, on ne veut pas se tromper et l’on sait également que nous allons être déceptifs. D’ailleurs, il arrive que certains candidatent plusieurs fois. Donc c'est une décision importante et je crois que le jury le mesure tout à fait.

Qu’avez-vous pensé des propositions ? Des pistes de réflexion ?

Les candidats et les lauréats sont des audacieux. Ce sont des créatifs, forcément. On est très proche de la démarche artistique. On est pleinement dans l’audace, et lorsqu’ils se libèrent, cela se ressent dans la création. Aller un cran plus loin que les autres, je trouve que c'est très intéressant. C'est stimulant. Ça montre d'abord qu'on est toujours dans une réinvention de ces pratiques. On parle toujours de pratiques, souvent de gestes ancestraux… Et puis le candidat pousse un peu plus loin, par le projet en lui-même, mais aussi par la technique, par les matières. 

C'est fascinant parce que j'ai la belle responsabilité d'un lieu qui, là encore, raconte une histoire au cœur de notre pays, mais qui accueille aussi des savoir-faire et des objets du monde entier. C'est passionnant de voir que cette histoire ne se finit pas ; qu'on peut aujourd’hui accompagner la restauration future de ces œuvres par de nouvelles techniques. C’est rassurant de voir que ces gestes se transmettent et en même temps se réinventent à chaque fois, selon la sensibilité personnelle et la quête de recherche notamment scientifique.

Certains métiers d’art sont rares ou se transmettent avec difficulté ; pensez-vous que l’un des enjeux du Prix est de susciter l’envie ? Notamment auprès d’un jeune public ? L’excellence, le parcours de vie pourraient servir d’exemple ?

Oui, je crois que tous les candidats, tous les lauréats, ont des parcours très inspirants. Ils démontrent une prise de risque personnelle avec des doutes et des moments difficiles, notamment lors du choix de leur carrière. C'est très inspirant parce qu'on voit des personnalités grandir, s'épanouir dans leur pratique, trouver leur voie singulière au sein généralement d'une tradition, dans une des filières des métiers d'art. C'est une leçon de construction personnelle, de choix assumé et de grandes réussites dans l'expression, dans la capacité à transmettre aux autres. 

Je pense que pour les jeunes, qui peut-être se cherchent dans leur orientation professionnelle, c’est un modèle. Ce lien entre métiers d'art et apprentissage, c'est cette main tendue dans la pratique, justement, de l'intelligence de la main. C'est aussi tout ce que représentent ces filières. On a envie de leur dire : n'ayez pas peur de prendre ce risque parce que, au fond, vous pouvez parfaitement vous y retrouver ! Ces métiers sont là pour vous accueillir. Et aujourd'hui, il y a une grande attention, non seulement de la Fondation Bettencourt Schueller, mais aussi des pouvoirs publics pour précisément accompagner et soutenir dans le choix de ces voies. Je pense au monde du luxe qui fait appel aux métiers d’art. C'est un des marqueurs de l'excellence française. C'est l’une signature de notre pays. Et je sais que la Fondation est très attachée à cette identité. Tout cela forme un écosystème très riche qui sont autant d'opportunités pour des jeunes, qui se tourneront peut-être vers ces carrières, de pouvoir vivre de leur art, de leurs compétences, de leur audace, du pari qu'ils ont fait à un moment donné.

Que diriez-vous sur les métiers d’art aux jeunes générations ?

Ce sont des métiers magnifiques. Ce sont des métiers d'expression, de tradition, de transmission. Ils s'inscrivent dans une histoire. C'est beau de s'inscrire dans un passé, d'avoir la responsabilité du futur et de se dire ; je veux être garant du savoir-faire que j’ai choisi, mais je veux aussi apporter ma petite touche dans toute cette histoire. Je vais le pratiquer différemment. Je vais peut-être aller chercher de nouveaux gestes, de nouvelles matières. Et puis je vais m'exprimer avec mon cœur, avec ma sensibilité. Je vais construire quelque chose de très beau. Le choix de ces métiers, l’apprentissage, sont de très belles traditions que je trouve riche d'humanisme. Encore une fois, il y a quelque chose de profondément humaniste dans ces métiers et je pense qu'on a besoin de ça dans un monde qui est très chahuté, très chaotique et qui peut être très angoissant pour la jeune génération. Il y a quelque chose de rassurant de se mettre dans les pas de ceux qui nous ont précédés, mais aussi de savoir qu'on va avoir sa propre place dans cette histoire et qu'il nous appartient de la construire. Ce sont des métiers essentiels pour notre futur et il faut les accompagner, les préserver, leur donner le petit coup de pouce nécessaire au bon moment pour absolument préserver cette belle chaîne de savoir-faire, d'expression, de sensibilité, d'audace et de créativité.

« Talents d’exception » est la récompense historique et fondatrice du Prix, comment voyez-vous cette récompense ? Quel est son rôle dans l’ensemble du palmarès ?

La récompense Talents d'exception couronne une carrière, une singularité, un engagement. C'est cela qu'on veut récompenser, qu'on veut encourager à poursuivre. Dans le choix du jury, c’est un coup de cœur mais c'est un coup de cœur évidemment raisonné et non pas purement intuitif. On récompense la construction d’une vie professionnelle qui se projette avec beaucoup d'audace et de créativité dans l'avenir. On sait que c'est un prix très important qui va changer sans doute le destin professionnel de la personne qui le reçoit. C'est un moment d'émotion pour le jury. 

Être lauréat suppose une maîtrise totale d’un savoir-faire, en l’occurrence ici, la maitrise du bois, suppose également la capacité de pousser cette maîtrise vers une recherche exceptionnelle, pour aller vers quelque chose qui est du domaine, là encore, de l'expression artistique. Une fois encore, les frontières sont très minces.

Pascal Oudet

Avec « Laissez entrer le soleil », Pascal Oudet signe l’une de ses pièces les plus abouties, fruit d’une exploration technique perfectionnée sur près de vingt ans autour de la transparence du bois. Une œuvre sans égal, tant du...

« Dialogues » récompense la richesse d’une collaboration et des échanges interprofessionnels, comment voyez-vous les liens entre le design et les métiers d’art ?

Dialogues est une récompense passionnante puisqu’elle est née de l'échange entre un métier d'art et une autre discipline, en l’occurrence le design. On voit d'ailleurs que la frontière interdisciplinaire est mince. Nous sommes au fond dans l'hybridité. Entre ce qui relève de la création, du design, et de cette tradition des métiers d'art. Cette récompense est très centrée sur la recherche, sur une quête de justesse écologique. Valeur forte en l'occurrence, pour cette édition 2023. Les deux personnalités qui se sont associées, ont proposé à la fois quelque chose de très beau, de très juste, qui se nourrit de recherche, qui se nourrit d'une culture du design et qui s'adapte à une pratique artisanale. Cela donne quelque chose de fort, d'extrêmement original, que je trouve novateur. 

Ce qui m’a frappé, c'est l'attention, précisément dans cette question de l'écologie, du patrimoine ou de la création, à trouver de nouvelles matières, justes par rapport à la préservation de l'environnement.

Aurélia Leblanc & Lucile Viaud

En réponse à la commande d’une œuvre pour le restaurant du chef breton Nicolas Conraux, Aurélia Leblanc et Lucile Viaud ont associé leurs savoir-faire pour donner vie à une étoffe de verre aux reflets changeants, évocation...

« Parcours » récompense la contribution d’une structure au développement du secteur des métiers d’art et raconte de belles histoires d’humanité et d’engagement ; êtes-vous sensible à cela ?

Avec Parcours, on parle du collectif, de personnalités qui s'associent. En l'occurrence, là, c'est une association qui défend, encourage, soutient, sauve une filière, celle de la laine. J'aime beaucoup cette idée de l'engagement collectif. C'est souvent lié aussi à un attachement territorial, à un ancrage local très fort. C’est magnifique de pouvoir faire rayonner ce prix sur l'ensemble de notre territoire. Il y a des traditions, vous le savez, de métiers d'art dans toutes les régions de France. On va au plus près d'une pratique qui s'est ancrée parce qu'il y avait une géographie particulière, une tradition qui s'est créée au fil du siècle. Il s’agit là encore d’un écosystème à petite échelle sur un territoire, avec une filière qui était en difficulté, qui se raccroche à une dynamique d'ensemble et qui permet de lui donner une perspective.

Lainamac

Dans la Creuse, à l’initiative de l’association Lainamac, la mise en commun de savoir-faire et d’outils de production ainsi que la promotion d’un réseau axé sur la décoration d’intérieur ont permis d’insuffler un nouvel élan à la...

Les métiers d’art participent au rayonnement de notre pays ; cela vaut pour le passé, le présent et l’avenir ? Sont-ils une source d’optimisme ?

Les métiers d'art sont une grande source d'optimisme. D'abord parce qu’ils résultent de traditions. Encore une fois, je trouve les métiers d’art profondément humanistes à l'échelle d'hommes et de femmes, qui s'engagent dans la pratique de ces gestes, de ces traditions. C’est quelque chose de profondément touchant et en même temps qui peut rencontrer le succès. On parle de filières d'avenir. Nous ne parlons pas là d'un conservatoire de pratiques. Nous parlons bien de dynamique professionnelle, de métiers que nous accompagnons à un moment clé de leur développement. Il faut croire aux métiers d’art… Y croire fort, très fort.