De plus en plus de maladies infectieuses sont difficiles à traiter à cause de la résistance aux antibiotiques. Face à ce constat, l’une des façons de réagir consiste à trouver de nouveaux principes actifs pour participer à la mise au point de médicaments plus efficaces. La plupart se trouve dans la terre, voilà pourquoi l’Inserm fait appel à la bonne volonté des Français pour récolter des échantillons lors de leurs promenades.

Aude Bernheim et Vincent Libis sont tous deux lauréats du Prix Bettencourt pour les jeunes chercheurs, actuellement chercheurs à l’Inserm. Ensemble, ils coordonnent Science à la pelle, un programme participatif aussi ambitieux qu’inédit. À l’occasion du lancement, le 23 juin, de sa seconde édition, ils reviennent sur les grandes lignes du programme.

 

© Learning Planet Institute

Le projet Science à la Pelle part d’une observation. De plus en plus de maladies infectieuses sont résistantes aux traitements antibiotiques. Comment expliquer le phénomène ?

Aude Bernheim On le sait, les antibiotiques ont sauvé des millions de vies tout au long du XXe siècle, faisant reculer de façon spectaculaire la mortalité associée aux maladies infectieuses. Mais leur efficacité a entraîné une utilisation massive et répétée, créant un phénomène de sélection des bactéries. En effet, celles-ci développent génétiquement un arsenal de protection pour lutter contre ce qui les menace, provoquant l’apparition de souches résistantes. Ponctuelles au départ, celles-ci sont devenues massives et préoccupantes. Certaines souches sont aujourd’hui multi-résistantes - résistantes à plusieurs antibiotiques, d’autres sont même toto-résistantes - résistantes à tous les antibiotiques connus. Le phénomène conduit à de véritables impasses thérapeutiques, les médecins ne disposant plus de solution pour faire face à une infection.

Cette situation constitue une menace grandissante pour la santé à l’échelle humaine. Avez-vous des chiffres sur le sujet ?

Vincent Libis L’une des dernières études en date est celle de la revue The Lancet, publiée en février 2022 après la compilation de données de 23 agents pathogènes dans 204 pays. Elle fait état d’une inquiétante progression du phénomène, au point que cette résistance aux antibiotiques a causé 1,27 million de décès dans le monde en 2019, tuant davantage d’individus que le SIDA ou le paludisme. L’OMS, de son côté, projette environ 10 millions de décès par an liés à l’antibiorésistance en 2050. 

Dans ce contexte, vous avez choisi de lancer cette recherche participative. Dans quel but ?

AB L’antibiorésistance est désormais un phénomène connu et les citoyens savent que l’un des moyens d’agir est de limiter la consommation des antibiotiques. De nombreuses campagnes de sensibilisation tentent d’accélérer notre prise de conscience, notamment avec la fameuse formule, « les antibiotiques, c’est pas automatique ». 

Nous adhérons totalement à cette stratégie mais il existe, en parallèle, une autre façon d’aborder la question. Depuis des années, peu de nouveaux antibiotiques sont mis sur le marché, et cela tient notamment au fait que l’on ne trouve plus de nouvelles molécules. L’idée est alors venue de travailler avec les citoyens pour tenter d’en découvrir, constituant ainsi de nouvelles armes pour concevoir les médicaments de demain. 
 

Et ces médicaments pourraient se trouver sous nos pieds ?

AB Environ 80 % des antibiotiques prescrits aujourd’hui sont issus de molécules produites naturellement, grâce à des bactéries contenues dans les sols. Ces molécules ont été sélectionnées durant des millions d’années d’évolution pour agir sur des cibles biologiques, participer à la guerre que se livrent les micro-organismes dans les sols. En concevant des médicaments, nous nous réapproprions des armes qui sont le résultat de ces multiples innovations naturelles.

 
VL On ne le sait pas assez mais les sols offrent une très grande richesse bactérienne, près de 1 000 espèces par gramme de terre. Le challenge consiste donc à trouver des bactéries présentant des gènes encore inconnus et dotés d’un potentiel…. Des molécules qui constituent des médicaments en devenir.
 

Comment faites-vous pour découvrir ces nouvelles molécules ?

VL Durant le XXème siècle, les chercheurs ont utilisé des méthodes traditionnelles qui leur ont permis de découvrir, dans la nature, les molécules les plus communes, et bien peu de molécules rares. Il faut dire que l’exercice consistait à partir à la recherche d’une aiguille dans une botte de foin ! Aujourd’hui, tout a changé grâce aux avancées technologiques, et notamment au séquençage de l’ADN. En lisant le génome d’une bactérie, on peut désormais découvrir de potentielles séquences capables de produire des molécules inconnues.
Grâce à cette révolution, on se sert de l’ADN comme guide… pour trouver les aiguilles dans les bottes de foin !


AB Le séquençage de l’ADN constitue un parfait outil pour identifier les molécules les plus prometteuses. Et nous bénéficions d’un atout qui n’est pas d’ordre scientifique mais se révèle très précieux. Ces séquençages peuvent désormais être effectués à des coûts très bas, alors qu’ils étaient financièrement inaccessibles il y a 15 ans. 
 

  • Cultures des récoltes de sol réalisées dans le cadre du programme Science à la pelle
    © Science à la pelle
  • Colis et lettres contenant des échantillons de sol, récoltés dans le cadre du programme Science à la pelle
    © Science à la pelle
  • Souches de bactéries citoyennes récoltées dans le cadre du programme Science à la pelle.
    © Science à la pelle

Revenons au projet Science à la pelle. Comment vous est venue l’idée ?

AB L’aventure a d’abord commencé au sein du laboratoire, nous avons tous décidé de récupérer des échantillons de sol autour de chez nous. Nous vivons pour la plupart à Paris, mais nous nous sommes vite rendu compte que nos trouvailles offraient déjà une vraie richesse. Du coup, nous avons eu l’idée de faire appel aux citoyens pour recueillir plus de diversité, en explorant le potentiel microbiologique des sols en France. Nous avons lancé en juin 2022 cette campagne, invitant chaque citoyen à prendre part au projet en recueillant des échantillons de terre sur tout le territoire. Nous avons imaginé un site pour les guider (prélever en dessous de la première couche de terre, utiliser un sac de congélation …), noué un partenariat avec les services de la Poste pour que les participants envoient gratuitement leurs échantillons. Et même si la formule « Science à la Pelle » sonne bien, il faut savoir qu’une cuillère à café de terre nous suffit largement ! 

Les citoyens ont-ils joué le jeu ?

VL Nous espérions recevoir 500 échantillons, nous en avons récolté plus de 1 500, envoyés par 300 participants. Cela nous a permis de commencer nos recherches avec une grande quantité de terre, mais surtout une large diversité car les prélèvements sont arrivés de 86 départements différents. 

Quels sont vos premiers résultats ?

VL Nous sommes toujours en cours d’analyse mais disposons déjà de données sur la moitié des échantillons. L’une de nos surprises est la grande diversité des molécules sur le sol français. Certaines, découvertes aux quatre coins du monde, sont aussi présentes sur notre territoire. C’est notamment le cas de la rapamycine, un immunosuppresseur trouvé au cœur de Paris alors qu’il est récolté sur l'île de Pâques. Nous avons trouvé beaucoup de molécules déjà identifiées mais aussi des gènes encore inconnus et qui semblent dotés d’un vrai potentiel. La spécialité de notre laboratoire est de passer de ces séquençages d’ADN à la découverte d’une nouvelle molécule. Nous travaillons en ce moment à révéler les structures chimiques et les propriétés des molécules produites par ces nouveaux gènes. L’année dernière, notre approche a déjà fait ses preuves avec la découverte d’un nouvel antibiotique potentiel, la conkatamycine. Premier d’une longue liste, nous l’espérons…

Quel délai estimez-vous entre l’identification de ces molécules et la mise sur le marché d’un médicament ?

AB Nous pouvons identifier les molécules les plus prometteuses en quelques mois, mais plusieurs années de recherche sont nécessaires pour déterminer si elles sont efficaces et sans danger pour les humains. En prenant en compte les essais cliniques, il faut compter une dizaine d’années, de la découverte au lit du patient. 

Et quid de la campagne 2023 ?

VL Nous allons mettre en ligne une carte interactive le 23 juin prochain pour présenter nos résultats et lancer la seconde édition de « Science à la Pelle » en affinant nos demandes. Nous allons écarter certains lieux déjà très couverts (les pelouses par exemple) et inciter les participants à orienter leurs recherches, notamment dans les sept départements encore inexplorés. 


AB L’idée est d’entretenir un vrai dialogue avec les citoyens en leur donnant toutes les informations pour penser eux-mêmes leur recherche. Une personne qui part dans une forêt où les précédents échantillons ont toujours montré la présence de mêmes bactéries n’a pas d’intérêt à aller plus loin. En revanche, une autre qui se promène dans un lieu où les premières analyses présentent une grande diversité, doit poursuivre les recherches. 

Plus largement, cette campagne nous permet d’aborder, avec les citoyens, de multiples sujets : les liens entre santé et biodiversité, la fabuleuse diversité du vivant présent dans nos sols… La réussite du projet tient aussi à leur implication. Nous n’avons pas de posture professorale, tous les participants peuvent faire avancer la science. Nous misons en fait sur notre plus grande richesse, l’intelligence collective.
 

Science à la pelle | Le projet

La Fondation et Science à la Pelle

Ce projet est porté par deux anciens lauréats des prix scientifiques de la Fondation. Vincent Libis a été lauréat du Prix Bettencourt pour les jeunes chercheurs en 2017. Aude Bernheim a été lauréate du Prix Bettencourt pour les jeunes chercheurs en 2018.

À la suite de leurs séjours post-doctoraux à l’étranger (aux Etats-Unis et en Israël, respectivement), Vincent Libis et Aude Bernheim sont revenus en France et travaillent actuellement dans la même équipe de recherche au sein du Learning Planet Institute (LPI) à Paris. La Fondation soutient le LPI dans toutes ses activités.