« La science est intrinsèquement, immensément, démocratique » Entretien avec Claire Wyart, biophysicienne et neurobiologiste à l’Institut du cerveau, à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris.

Voilà vingt ans qu’elle a fait du poisson zèbre son objet d’étude pour mener les travaux les plus avancés sur la locomotion des vertébrés. Soutenue par la Fondation, Claire Wyart nous dévoile les temps forts d’un parcours hors normes et livre aussi son point de vue éclairé sur la situation de la recherche en France et, plus globalement, sur le rapport actuel de nos sociétés à la science.
Vous nous recevez dans votre laboratoire situé à l’Institut du cerveau, non loin d’une série qu’aquariums emplis de poissons-zèbres. Pourquoi vous intéresser à eux ?
J'ai commencé mes premières expériences avec ces poissons en 2007 et, peu à peu, j’en suis presque tombée amoureuse ! Ce modèle correspond en fait à un rêve de jeunesse car j'ai longtemps hésité entre la science et l’art. Enfant, je dessinais beaucoup et j'étais fascinée par la vie aquatique. J’ai fait ma thèse dans un laboratoire de physique à Strasbourg où j'ai développé des méthodes d’imagerie avec absorption de deux photons qui permettent, par la lumière, d’entrer en profondeur dans les tissus pour y sonder l'activité des neurones.
Après un premier postdoctoral, j’ai développé des méthodes dites d’optogénétique pour combiner mon intérêt pour les techniques basées sur l'optique et l'envie de comprendre comment les circuits nerveux guident le comportement. Pour cela, je me suis tournée vers le poisson zèbre dont le grand atout est d’être transparent durant son développement précoce. Nous pouvons ainsi lire et commander à loisir l’activité de ses neurones par la lumière. J'ai poursuivi ces recherches à l'Université de Berkeley, en Californie et j’ai ensuite été lauréate du programme ATIP-Avenir de l’Inserm et du CNRS, soutenu par la Fondation Bettencourt Schueller, ce qui m’a permis de créer mon équipe ici, en 2011.
Quel était alors exactement votre sujet ?
Ce projet était focalisé sur l'intéroception – la façon dont on perçoit des informations à l'intérieur de notre corps et le rôle joué par cette perception dans notre état interne. Là où 99 % des neuroscientifiques s'intéressent à l'extéroception – la manière dont on est capable de voir, de sentir les choses dans notre environnement – nous avons suivi un chemin inédit et montré que des voies sensorielles internes permettent, sans que l'on s'en rende compte, d’évaluer notre état interne et de moduler notre comportement.
Très fluctuants, nos états internes impactent notre langage corporel ; si l’on est fatigué ou malade, on n’adopte pas la même posture. Grâce à nos recherches, nous avons compris qu'à travers les voies sensorielles découvertes dans le système nerveux, à l'interface avec le liquide cérébrospinal, un certain type de neurones pouvait "sonder" ce liquide et rendre compte de l’état de notre corps, de notre système nerveux.
Nous avons combiné des approches optiques pour manipuler l'activité de ces neurones, identifiés chez le poisson zèbre mais conservés chez la souris et le macaque, ce qui a fait l’objet de notre première publication d’équipe. Nous avons ainsi cherché à comprendre comment ce système mécano-sensoriel était à la fois capable de détecter notre posture et le contenu du liquide cérébrospinal. Le tout avec cette question : nos états internes comme le rythme circadien ou la maladie, peuvent-ils moduler notre capacité à nous mouvoir via ce système ? Nous avons également compris qu’il était essentiel pour d'autres aspects de la physiologie, notamment lors de la croissance juvénile afin de grandir dans un corps droit.
Quels autres aspects de la physiologie concerne-t-il ?
Ce système mécano-sensoriel concerne notamment la façon dont, tout au long de la vie, nous avons besoin de grandir et d'allonger notre colonne vertébrale. En vieillissant, nous avons souvent tendance à nous courber et, parfois, à développer une scoliose tardive. Cette pathologie présente une composante génétique que nous avons explorée grâce au modèle du poisson zèbre, établissant un lien entre l’apparition d’une scoliose et le flux du liquide céphalo-rachidien.
Ces recherches sont importantes car ce type de scoliose touche 3 % de la population et nous ne disposons que de peu d’informations permettant d’en évaluer les composantes génétique et environnementale. Par ailleurs, nous avons découvert que ce système sensoriel sondait le contenu de notre liquide cérébrospinal pour connaitre notre état mais qu’il pouvait aussi le modifier. En "goûtant" le contenu de ce liquide, les neurones peuvent, par exemple, détecter la présence de bactéries et déclencher une réponse immunitaire innée qui permet d’augmenter les défenses et la survie de l’hôte.
Quels sont les enjeux de ces résultats ?
Nous avons montré que ces systèmes sensoriels identifiés chez le poisson se retrouvent aussi chez la souris et le macaque. Notre question est désormais de savoir s’ils sont conservés chez l’homme, et dans quelle mesure ils impactent notre capacité à garder notre colonne vertébrale droite pour ne pas s'affaisser avec le corps. La réponse ouvre de nouvelles voies thérapeutiques, en liant fonctions sensorielles et comportement. Nous les pratiquons sur l’animal mais notre espoir est d’observer de manière non-invasive ce qui se passe chez l'humain. Nous travaillons avec des physiciens qui développent les ultrasons pour sonder l'activité des neurones avec une résolution de l'ordre de 100 microns et même les stimuler pour moduler l'activité neuronale.
Après vous avoir soutenu dans le cadre du programme ATIP-Avenir, la Fondation accompagne vos recherches depuis cinq ans. Quel rôle ont joué ces soutiens ?
La Fondation m'a donné deux fois ma chance. La première avec la création de mon équipe en 2011. La seconde avec un sujet auquel j’ai pensé en 2018, lorsque je suis partie en Californie enseigner dans une école de physique théorique. J’ai mené là une expérience qui consistait à mettre des larves de poissons dans des environnements appétitifs ou au contraire dangereux. Nous avons découvert que ces larves, tout juste sorties de l'œuf, possédaient une forme de mémoire qui les rendaient capables d'éviter le danger. Ce fut l’objet d’une première publication et, en 2020, j’ai obtenu un financement de la Fondation pour analyser les motifs du mouvement et identifier les circuits moteurs conservés dans le cerveau, chez tous les vertébrés. Il s’agit d’une approche très novatrice car peu de scientifiques font des comparaisons entre espèces dans ce domaine.
En suivant cette piste, nous avons identifié une voie capitale pour commander le mouvement, située dans le tronc cérébral, une zone difficile à atteindre chez l’humain mais accessible chez le poisson. Grâce à cette recherche, nous pouvons lever un mystère : comprendre comment le mouvement est commandé et comment il se construit selon notre état mental et moteur. Nous tenons là la possibilité de construire un modèle prédictif du comportement, pour le moment avec le poisson qui ne possède que 100 000 neurones mais nous espérons le développer avec l'humain qui, lui, dispose de milliards de neurones.
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Comment êtes-vous arrivée à la science ? Quelles ont-été vos sources d'inspiration ?
Mes parents, Françoise Brochard-Wyart et Pierre Gilles de Gennes (prix Nobel de physique 1991) étaient des scientifiques de renom, mais surtout des gens très curieux. Lorsque nous étions enfants, nous allions faire du ski mais, au lieu de se précipiter sur les pistes, nous restions dans la voiture regarder les flocons tomber et ils nous expliquaient ce qu’étaient les fractales et comment elles conservaient leur structure tout en bougeant sur le pare-brise gelé. Cette passion les rendait très heureux et ils avaient à cœur de la partager. Ils se sont beaucoup impliqués dans l’association La Main à la Pâte qui visait à amener la science par l'expérience dès l'école maternelle. Ils ont toujours pris le temps d'expliquer les choses de manière simple et considérait que la transmission est essentielle. Je crois qu’il faut le rappeler : la science est intrinsèquement, immensément, démocratique. Nous pouvons tous la comprendre, et nous passionner.
Vous avez participé à plusieurs opérations de sensibilisation dans les écoles. Une façon d’œuvrer pour une démocratisation de la science ?
J’ai repris le flambeau et je vais à mon tour dans les écoles, j’accueille des élèves de troisième en stage et je constate que tous les enfants, pas seulement ceux de milieux favorisés, ont de grandes aptitudes à la science. Et pourtant, cette discipline reste très élitiste, particulièrement en France où l'ascenseur social s'est rouillé. Mon grand-père venait d'un milieu de cheminots. Parce qu'il était bon à l'école, il a réussi à faire des études et ses enfants ont ensuite eu le même accès à l'éducation.
Que pensez-vous de la situation des chercheurs en France aujourd’hui ?
Elle est compliquée mais notre pays dispose d’un patrimoine scientifique unique, d’un système qui vient de l'époque où l’on avait compris que les découvertes scientifiques permettaient de multiples applications. Si on abandonne aujourd’hui la recherche fondamentale, on abandonne aussi cette capacité d'innovation. La question est financière mais pas seulement. Elle passe par la prise de conscience de la valeur de la recherche qui aboutit à des découvertes auxquelles l’on n’avait pas pensé. La plupart des grandes découvertes viennent d’un pari, l'intuition d’un "ground breaking", une voie transformative où personne n'est encore allé.
En France, malheureusement, nous sommes dans une attitude de risque zéro. Les agences internationales, comme le European Research Council, ont une autre politique : "high risk, high gain". Nous devons continuer à être audacieux pour prolonger ce patrimoine qui se transmet de génération en génération. Nous sommes à un moment capital où il faut se mobiliser pour ne pas le perdre...
Vous avez longtemps vécu aux Etats-Unis. Comment analysez-vous la situation actuelle des scientifiques américains ? Que dit-elle du rapport de nos sociétés à la science ?
La France est très liée aux Etats-Unis, notamment dans le domaine des sciences. Pour ma part, je suis restée six ans dans ce pays pour mon séjour postdoctoral, avec l’opportunité de mener un projet original sur une durée incompatible aujourd'hui avec les règles des organismes de recherche en France. Je suis particulièrement concernée par cette situation car je suis devenue Américaine et l'histoire de mon équipe est celle d’une collaboration entre les Etats-Unis et la France. Aujourd'hui, la science est menacée dans son essence même aux Etats-Unis. Mais je pense qu’au-delà de cette situation, c’est la science dans son ensemble qui est attaquée, et, à travers elle, la rationalité que l'on cultive depuis l'époque de Pascal, de Descartes et des Lumières. Elle est le berceau de notre culture collective et le danger est aujourd’hui de perdre le lien avec cette rationalité, aiguisée et subtile, que l'on a développé en sciences, mais aussi en littérature ou en sciences humaines.
Nous devons tous défendre cette culture, cette façon d'appréhender des problèmes et d'avancer d’un pas solide dans la société. C’est ma mission, je suis convaincue qu’il est de notre devoir de remettre en marche ce fameux ascenseur social. La science est une façon de comprendre ce qui fait sens de manière logique, ancrée dans la rationalité. C’est un rapport intime à la vérité via l’exercice constant de mesurer et de se prémunir de ses biais inconscients. Les notions de vérité et d’honnêteté constituent ensemble le socle qui nous permet de faire société ; de voir en l’autre cette confiance fondamentale qui permet de se projeter dans un avenir commun.
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