Nous pensons être maîtres de nos choix mais les neurosciences montrent que ceux-ci obéissent largement à des déterminismes biologiques, qui nous entraînent parfois vers les décisions les plus irrationnelles. Explications avec Mathias Pessiglione, psychologue, biologiste, directeur de recherche en neurosciences cognitives à l’Institut du Cerveau à Paris et auteur de Les Vacances de Momo Sapiens, notre cerveau entre raison et déraison, publié chez Odile Jacob en 2021.

Entretien avec Mathias Pessiglione lauréat en 2003 du Prix Bettencourt pour les jeunes chercheurs.

Nos choix sont-ils rationnels? La questions est posée depuis l'aube depuis l'humanité...

Elle est au centre de multiples disciplines : la philosophie depuis deux millénaires, l’économie et la psychologie depuis environ un siècle et, désormais, les neurosciences qui offrent un nouveau regard sur le sujet. Selon elles, la façon dont le cerveau est constitué et dont il fonctionne peut, aussi, expliquer nos prises de décision.

 

Ces disciplines ont toutes mis en doute la capacité d'homo sapiens à l'objectivité?

Toutes se sont interrogées sur notre façon de faire des choix, soulignant l’irrationalité qui nous guide parfois. Pour Aristote, les émotions se révèlent dangereuses car elles font prendre de mauvaises décisions ; théorie qui sera reprise par Descartes et la raison cartésienne qui exigent de ne pas se laisser contaminer par les émotions. Pascal, quant à lui, apportera une contribution essentielle à la question dans son fameux pari…

 

Pouvez-vous rappeler la thèse du pari de Pascal?

Dans les Pensées, le philosophe invite à croire en Dieu via le raisonnement suivant… Il observe tout d’abord que nos facultés ne nous permettent pas de juger s’il est vraisemblable, ou non, que Dieu existe. De ce fait, l’existence et l’inexistence de Dieu ont la même probabilité (une chance sur deux). Si Dieu n’existe pas, nos choix de vie n’ont pas d’incidence sur notre futur bien-être car nous retournerons au néant. S’il existe, en revanche, nous avons intérêt à croire en lui car nous gagnons le paradis au lieu de nous retrouver en enfer.

Avec ce texte, Pascal formule le principe de maximisation qui préside encore aux théories de la décision. Pour faire mon choix, j’envisage les conséquences de différentes options et j’agis selon deux variables : la probabilité de la conséquence (sa vraisemblance) et sa valeur (le plaisir associé). Le choix consiste alors à sélectionner l’option pour laquelle l’espérance (la valeur des conséquences multipliées par leur probabilité) est maximale.

 

On agit donc selon ses intérêts, ce qui plaide en faveur de notre rationalité!

Dans le sillage de Pascal, les économistes ont construit des modèles de décision qui suivent une norme rationnelle, indiquant le meilleur choix possible en toute logique – selon la valeur attendue des différentes options. Mais l’observation monte que les vraies gens, dans la vraie vie, ne se comportent pas toujours selon la théorie ! Les chercheurs en économie comportementale, le prix Nobel Kahneman en tête, se sont souvent amusés à prendre les hommes en flagrant délit d’irrationalité. Il existe tout un bestiaire des déviations systématiques par rapport aux choix rationnels qu’on appelle des « biais ».

 

Comment explique t-on ces biais?

De nombreuses théories font intervenir les émotions, l’idée étant que pour prendre une décision rationnelle, il faut les évacuer. Ce conflit entre rationnel et irrationnel explique certains biais, notamment liés aux sunk costs (les coûts engloutis). On l’appelle aussi le « paradoxe du Concorde », en référence au fait que l’Etat français a continué à investir dans la fabrication du Concorde alors qu’à l’évidence, le projet n’était pas rentable. Il était, toutefois, trop pénible de l’admettre, ce qui a conduit à cette fuite en avant.

Dans le même esprit, la peur du risque ou de la perte conduisent à l’apparition de biais. Ces explications ont reçu le support d’expériences de neuro-imagerie qui ont montré l’intervention de régions cérébrales impliquées dans le traitement des émotions.

 

Nous en arrivons ainsi à la question des neurosciences, comment les définissez vous et qu'apportent elles au sujet?

Les neurosciences désignent la partie de la biologie qui s’efforce de comprendre comment fonctionne le cerveau. Les techniques de neuro-imagerie, comme l’IRM fonctionnelle, permettent d’observer son activité chez les volontaires qui prennent des décisions. Ces études montrent que certains biais peuvent s’expliquer par la façon dont le cerveau a été configuré, au cours de l’évolution, pour faire des choix. La prise de décision repose sur les zones cérébrales qui codent ces valeurs. La région centrale de ce système est le cortex orbitofrontal (situé au-dessus des orbites oculaires). Grâce à la neuro-imagerie, il a été démontré chez l’Homme qu’il code les valeurs des options qui s’offrent à nous : plus ça nous plait, plus il s’active !

Quelles informations nous apportent ces observations?

Les propriétés de ce signal sont susceptibles d’éclairer la façon dont l’être humain prend des décisions. Notons d’abord que, comme tout indicateur biologique, il fluctue de façon aléatoire autour de la valeur qu’il est censé coder. Ces fluctuations peuvent, à elles seules, expliquer certaines instabilités dans les préférences exprimées au moment d’une prise de décision.

Par ailleurs, les activités neuronales sont auto-corrélées dans le temps, ce qui signifie qu’une évaluation faite à un moment donné reste sous l’influence des évaluations précédentes. Le cerveau n’est pas une machine idéale qui remettrait les compteurs à zéro avant de peser le pour et le contre. La décision est conditionnée par la mémoire du système.

 

D'autres observations permettent elles d'aller plus loin dans le rôle du cerveau sur nos choix?

Des propriétés ont été mises à jour avec des expériences de neuro-imagerie, permettant de lire les préférences d’un participant volontaire dans son cerveau.

La première propriété montre que ce système de valeurs est subjectif : il varie selon que la personne trouve plaisant ou déplaisant un objet, par exemple la photographie d’un visage. La seconde propriété est qu’il est générique, utilisant le même signal pour n’importe quelle option (manger un gâteau ou lire un livre). Enfin, une dernière propriété intéressante du système est qu’il opère de façon automatique. On peut montrer que le cortex orbitofrontal intègre des éléments contextuels comme la musique, même si on demande à des participants de juger des photographies.

Ces propriétés expliquent certains effets de contexte sur nos choix. On aura, par exemple, davantage tendance à apprécier nos convives si le repas est savoureux et la musique agréable.

 

Des recherches confirment le rôle clé du cerveau dans nos prises de décision, notamment lorsque celui-ci a subi des lésions...

Elles ont montré que si le cortex orbitofrontal est endommagé, nos décisions deviennent incohérentes et inadaptées. C’est l’histoire de Phineas Gage par exemple, un contremaître américain sérieux et attentionné qui travaillait dans la construction de voies ferrées au XIXème siècle et qui changea totalement de personnalité après qu’une barre à mine a traversé son cerveau et détruit une bonne partie de son cortex orbitofrontal. On raconte qu’il devint grossier et impulsif, prenant des décisions désastreuses pour lui et sa famille.

Au-delà de cette histoire, des études montrent que des lésions du cortex orbitofrontal, notamment après des AVC, augmentent l’incohérence des choix.

 

Certains psychotropes altèrent ils également le fonctionnement du cerveau?

Les psychotropes constituent un cas flagrant de déterminisme biologique sur la prise de décision. On sait que l’alcool peut mener à des choix que nous réprouvons lorsque nous sommes sobres. Le fait que les drogues mènent à l’addiction montrent qu’elles biaisent une prise de décision rationnelle. La plupart joue sur le système dopaminergique, qui fait partie du circuit de la récompense. La conséquence ? Elles amplifient l’attirance vers les solutions immédiates, au détriment des solutions à plus long terme. La prise de psychotropes est souvent associée à des comportements compulsifs (jeu, sexualité).

 

Vous soulignez aussi le rôle de la fatigue dans certaines prises de décision irrationnelles...

Les activités intellectuelles impliquent cette fois le réseau préfronto-pariétal qui écarte les réactions immédiates et intuitives, au profit d’une réponse plus élaborée. Ce réseau possède certaines propriétés qui limitent nos capacités cognitives. Il ne peut traiter deux tâches simultanément et ses ressources s’épuisent quand on le sollicite durablement. Le corollaire de cette fatigue cognitive est que nos valeurs, et donc nos décisions, sont moins bien contrôlées. On peut montrer que nos choix sont alors plus impulsifs, que nous privilégions davantage les plaisirs immédiats.

 

Avez-vous un exemple précis autour du rôle de la fatigue, qui nous concerne tous?

Une récente étude a montré la façon dont les décisions de justice évoluent au fil de la journée. Il s’agissait de demandes de libération conditionnelle adressées aux juges qui rendaient leur verdict après examen du dossier. La proportion de jugements favorables évolue au fil de la matinée, passant de 60 % à quasiment zéro avant la pause de midi, pour remonter soudainement après la pause.

D’autres observations ont montré que des nuits sans sommeil favorisent des choix impulsifs et risqués. Notre capacité de décision se révèle vulnérable à la fatigue, à la carence alimentaire et à la privation de sommeil. Il ne faut pas oublier que les performances de notre cerveau dépendent avant tout de son état physiologique.

 

Les neurosciences ont émergé il y a une vingtaine d'années. Quelles sont les pistes suivies aujourd'hui, et avec quels objectifs?

La mission des neurosciences cognitives est de fournir des connaissances valides sur la nature humaine. Cette discipline est très jeune et ses recherches encore partielles au regard du savoir psychologique. Cependant, on peut d’ores et déjà imaginer des applications aux acquis des neurosciences, dans les domaines de l’éducation ou des soins. Connaître les biais naturels de notre cerveau devrait nous permettre d’éviter certains pièges et de faire des choix qui se révèlent meilleurs pour nous-mêmes, et pour la société.

 

Equipe "Motivation, cerveau et comportement" - Institut du Cerveau Mathias Pessiglione : podcasts et actualités - Radio France